Le continent Langevin PRÉSENCE
DE GILBERT LANGEVIN |
Le
souvenir, c'est la présence invisible. C'est
un peu de nous tous en celui qui s'en va et c'est en celui qui naît
un
Je vous l'accorde : il faut cent rimailleurs pour faire un auteur de poèmes. Et il faut encore bien des recueils de poésie pour trouver un poète. Mais alors, justement : quand on en a un, on devrait savoir combien c'est précieux, indispensable et salutaire. C'est malheureusement trop souvent le contraire qui se produit, et on tend alors à ne pas accorder toute l'attention qu'ils mériteraient à ces alchimistes du langage qui nous semblent enfermés dans d'hermétiques laboratoires de mots et d'images. Singulière et néfaste erreur, qui ne me semble que trop répandue. À l'automne 1995, me parvenait la terrible nouvelle : Gilbert Langevin est au plus mal, à l'Hôpital Notre-Drame, comme il aimait le nommer. Gilbert Langevin, cela voulait dire : un poète absolument essentiel, essentiel comme le pain et l'eau. Langevin est mort le 18 octobre 1995. Il avait passé sa vie, disait-il, à " cultiver des cris dans la glaise de la nuit ", produisant plus de trente recueils de poèmes et une centaine de textes de chansons, au moins. Ses récoltes
avaient, il est vrai, attiré l'attention de quelques lecteurs
et de bien des auditeurs - ceux-là ignorant souvent qu'il était
l'auteur des textes qu'ils fredonnaient. Cet ouvrage propose modestement
une promenade dans un de ces jardins de hiéroglyphes que trop
peu de gens se donnent la peine de déchiffrer. Dans un article remarquable et désormais incontournable paru il y a près de trente ans , Pierre Nepveu se penchait avec intelligence et sensibilité sur la poétique de Gilbert Langevin. Nepveu remarquait alors que son uvre, abondante et importante, n'avait eu droit jusqu'alors qu'à un silence quasi total de la part de la critique universitaire et savante. Cela n'a fait que s'amplifier au fil des ans : l'uvre devenait de plus en plus importante et abondante, et le silence de la critique " savante " de plus en plus profond. Diverses raisons peuvent expliquer ces ratés de la critique. Il y a d'abord le fait que la personne et le personnage de Langevin étaient à ce point forts, présents, voire dérangeants - du moins aux yeux de certains observateurs -, qu'ils ont pu contribuer à masquer son uvre. On lui reconnaissait volontiers, par exemple, un génie de la parole : et il est vrai que sa parole était un feu d'artifice incomparable, faisant entrer directement en contact avec le mystère de la poésie, la faisant chair dans son corps tendu comme une corde et résonnant de mille échos sonores cherchant à se nommer. Mais c'était trop souvent pour réduire ses poèmes à une parole écrite, ce qui occultait précisément son travail d'écriture. Son humour, son apparente négligence, son refus de se prendre au sérieux ont également pu masquer, à un regard superficiel, l'originalité, voire l'existence même de ce projet d'écriture. " Je suis décousu dans ma vie, je suis décousu dans mes livres. ", avouait-il. Mais c'était pour préciser aussitôt : " C'est dans mes livres que je trouve ma vraie raison, ma vraie conscience. Si les gens veulent entrer dans ma maison, ils peuvent entrer dans mes livres. " Sa virtuosité elle-même a pu être retenue contre lui. Le disait-on écrivain, qu'il se faisait parleur; aurait-on voulu un poète savant pour initiés, qu'il écrivait aussi des chansons limpides et pour tous; on parlait d'un rêveur et il écrivait de la prose, des tracts, des textes inclassables ou s'engageait dans l'action. Bref, il était insaisissable aux gens pressés. Autre chose encore, qui me semble capitale : Langevin était issu d'un milieu et d'une sensibilité intellectuels pour lesquels la poésie n'est pas un jeu, mais la vie même. PoéVie, disait-il justement. Fort de posséder ce lexique des abîmes ", il n'avait que faire des importants; il ne les méprisait pas : il les ignorait, tout simplement. Poésie et liberté étaient pour lui une seule et même chose, et ce diable d'homme n'a jamais fait quelque concession là-dessus. Il n'était pas le genre de poète que les départements de littérature de cégeps ou d'universités aiment inviter, il n'était pas de ceux qu'on peut lire à travers une grille derrière laquelle on les enferme pour les " entomologiser " à loisir. Sa vie et son uvre s'inscrivaient ainsi dans un territoire où révolte et insoumission ne sont pas de vains mots. Il nous reste aujourd'hui l'uvre, massive et imposante, où plusieurs genres sont pratiqués : poésie, certes, mais aussi chansons, prose - laquelle est souvent parue sous pseudonymes - et aphorismes; à quoi il faut encore ajouter quelques entrevues et quelques articles. À tout cela, son personnage ne fait plus écran. Cette uvre se défendra désormais seule. On finira par examiner lucidement la somme de travail dont elle témoigne. On cherchera à l'appréhender par-delà les clichés réducteurs où certains, par paresse, par dépit, par ignorance, auraient bien aimé la ranger. On cessera alors de faire jouer un rôle explicatif à ses seuls ancrages biographiques et historiques : l' " anarcho-lyrisme " dans le Montréal des années soixante et soixante-dix, la bohème éthylique dans le Montréal nocturne des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. On découvrira, ce jour-là, à quel point cette uvre affrontait avec lucidité le problème de l'expression poétique et la question de sa signification et de son efficacité propres, et surtout combien elle a su proposer à cette question et à ce problème des réponses et des solutions à la fois fécondes et originales. On mesurera
mieux, alors, l'ampleur de la perte qui affligeait la poésie
québécoise le 18 octobre 1995. Que dira la critique quand elle abordera le " continent Langevin "? Je risque quelques hypothèses. Elle s'étonnera certainement des problèmes posés et résolus par et dans cette uvre sur le plan de l'expression poétique. C'est que Langevin, me semble-t-il, savait à quel point ce n'est pas l'émotion subjective qui est créatrice en poésie, pas plus qu'en art de manière générale; il savait à quel point la poésie, comme toute forme d'art, exige d'être médiatisée par un ensemble de techniques qui constituent tout à la fois le problème esthétique et sa solution toujours provisoire, hic et nunc. Et c'est pourquoi, à y regarder de plus près, ce grand dispensateur de boutades et de jeux de mots n'était pas dupe des succès faciles qu'il pouvait obtenir en jonglant avec le langage. Et c'est encore pourquoi il se percevait d'abord et avant tout comme un artisan des techniques poétiques, comme un modeste ouvrier ayant longuement fait ses classes. C'est ce qui explique aussi qu'il était un véritable érudit de la poésie, un fin et passionnée connaisseur des aventures poétiques d'ici et d'ailleurs, de maintenant et d'hier. Cherchant la spécificité de cette poésie, on la trouvera d'abord, à mon sens, au carrefour d'une métaphysique de l'instant et d'une morale de la fraternité. C'est que le poème, chez Langevin, est un concentré de métaphysique instantanée qui n'a de sens que dans l'horizon de la joie donnée et reçue. Laissons-le s'en expliquer : " C'est dans la joie que naît la création et c'est dans la joie qu'elle donne. La douleur peut faire un effet semblable, Mais si on crée par la douleur, on reçoit aussi en récompense une sorte de joie. Cette joie-là rayonne et donne le goût aux autres de continuer à vivre. " Cette alliance d'une métaphysique de l'instant et d'une morale de la fraternité incite à suivre Pierre Nepveu qui situait avec justesse la poétique de Langevin dans la voie ouverte par Paul Éluard et par René Char : celle du poème court et lapidaire cherchant à tracer les contours d'une morale. À ce titre, elle est également proche parente de cette intuition surréaliste qui fait de l'action la sur du rêve. L'uvre et la vie de Langevin se prolongèrent ainsi, tout naturellement, dans l'action et, plus profondément encore, dans une forme de vigilance critique à l'endroit du langage. Pour Langevin, non seulement le poète s'intéresse au monde, mais il agit sur lui. Et c'est précisément en visant l'universel que le poète, comme l'artiste, remplit sa fonction. " Une anthologie de la poésie universelle est à venir. Soyons universels. Trouvons dans l'univers celle qu'on aime. Celle qu'on aime, c'est la liberté, c'est la vie. " Et en attendant? La seule solution, pour lui, était de rester lucide, de parler haut et clair quand il le faut, sur tout et sur rien, sur l'innommable et sur l'essentiel. " Shelley disait que les poètes étaient the legislators of the world. Je pense qu'ils sont d'abord the legislators of the words ", confiait-il malicieusement. Pour ne m'en tenir qu'à ces exemples, le lecteur appréciera la justesse et la virulence du poète lorsqu'il dénonce la télévision, cet " ennui numéro un [qui] fusille les esprits [et] n'épargne personne ", ainsi que les " intellectueurs à gages " uvrant dans nos médias, et lorsqu'il met en garde, dès 1976, contre " les gouvernements devenus des otages des multinationales ". Mais cette vigilance critique, qui savait s'exercer sans cesse et de manière aiguë et précise, il est remarquable que jamais elle ne débouche sur le ressentiment, le cynisme ou le découragement. Régnant sur le pays des mots, le poète sait bien que, par delà toutes les vicissitudes, quelque chose d'essentiel et de salutaire demeure en permanence à sa portée. Ce qui fascine dès lors encore, chez Langevin, c'est une sorte d'optimisme qui n'a, de surcroît, rien de naïf. Comme s'il y avait trop à dire et trop à faire pour se contenter d'une critique du monde qui conduirait à renoncer à y vivre et à y créer. Pour mieux rendre compte de cet optimisme, on se rappellera alors que Langevin a fondé - il assurait que c'était avec la complicité de François Hertel - le mouvement fraternaliste; on remarquera à quel point la poésie était pour lui un moyen d'aller vers les autres; on mesurera mieux l'importance de son travail d'animateur et on redécouvrira la place, dans l'histoire de notre poésie, des Éditions Atys fondées par lui. L'aventure révolutionnaire ne l'a pourtant pas longtemps retenu, précisément, me semble-t-il, parce qu'il savait bien, entre autres avec Breton et le surréalisme, que le problème social n'épuise pas le drame humain et parce qu'il avait, justement, une conscience aiguë, voire métaphysique, du mal. On découvrira peut-être alors qu'un des secrets de cette uvre - mais alors un secret qui depuis toujours est offert au grand jour à qui veut le percer - tient au rapport qu'elle entretient avec ce que, faute de mieux, il faut sans doute nommer le religieux. Car cette métaphysique de l'instant - Langevin a cette heureuse formule : " l'instant rutile d'éternité " - qui cherche à surmonter les contradictions de la transcendance et de l'immanence, de la révolte et de la fraternité, si elle a pu déboucher sur un sacrilège vécu comme une agonie (je pense ici au poème intitulé" Sacrilège-agonie "), a aussi tour à tour été tentée par le panthéisme et la foi. Le lecteur qui ne connaîtrait Langevin que par ses chansons et ses recueils de poèmes plus récents s'étonnera d'ailleurs sans doute de la place qu'occupe la question religieuse dans certains textes, notamment parmi les plus anciens. Le même lecteur ne sera pas insensible non plus aux transformations, formelles cette fois, décelables dans le parcours poétique de Langevin : tout se passe en effet comme si la poème se faisait, avec le temps, de plus en plus concentré, comme s'il en venait à ressembler à ces " boules de feu " dont parlait Jean Royer, et contre lesquelles il n'existe " nul paratonnerre ". Comme si, dès lors, Langevin avait fini par confier à la chanson ses textes plus longs, ses écrits narratifs ou plus descriptifs, et qui obéissent pour leur part à une logique distincte de celle qui prévaut dans les textes poétiques. Il s'en était d'ailleurs expliqué : " Quand on écrit le texte d'une chanson, on n'a pas la même approche de la réalité. Ou du rêve, ou de l'humour. Une chanson, c'est fait pour être chanté, ça va vers toi. Les poèmes sont enfermés dans des livres. C'est plus secret, un poème. Quand je commence un texte, je ne sais pas si ce sera une chanson ou un poème. Je le découvre en écrivant. " Quoi qu'il en soit, on finira bien par reconnaître, cerner et nommer l'originalité de la pratique de la poésie par Langevin, qu'il assimile, en quelque sorte, à une parole sanctifiante. On conviendra, ce jour-là, de l'importance de ce point de vue, de son apport à la littérature d'expression française. C'est que, et il faut bien se résoudre à le dire, Langevin croyait à la sanctification par le mot. Il faisait le pari, insensé aux yeux de ceux pour qui la poésie n'est qu'un jeu stérile, du pouvoir véritablement salvateur du langage. S'il avait reçu de Gauvreau, ainsi qu'il me l'a raconté à diverses reprises, la leçon des correspondances - dans sa version surréaliste - et la possibilité, quand le monde est intolérable, de le surmonter en inventant des mots, il avait, lui, accueilli tout cela en " mystique " du langage. Le long voyage intérieur de la poésie prenait ainsi une tournure très originale - qu'on ne peut guère, à mon sens, rapprocher que de celle d'Artaud - et qui fait de son écriture une manière urgente et nerveuse de poser la question du salut. Son usage de la parole, loin de contredire cette pratique de l'écriture, la prolongeait et la confirmait encore à ses propres yeux : Langevin est peut-être ainsi, sinon l'unique, du moins le plus typique exemple d'un poète québécois ayant entièrement redécouvert ce que les Anciens nommaient " psychagogie ", et ayant intimement connu et pratiqué ses modulations libératrices de l'âme par la parole. Faut-il
de surcroît souligner ici ce que pouvait avoir de profondément
troublant et émouvant le Langevin des dernières années?
Qu'on sache seulement que cet homme, qui n'a jamais cessé de
me parler de la joie de la création, qui m'en a parlé
comme personne, se tenait constamment au bord du gouffre, ensanglanté. De tels travaux se feront, cela est inévitable. Il s'agira d'abord de dresser l'inventaire du laboratoire des mots dans lequel Langevin a uvré, des instruments dont il a usé ou qu'il a savamment construits; puis de distinguer entre les différents moyens délibérément mis en uvre selon les genres pratiqués. Mail il importera surtout de ne pas oublier que l'essentiel est ailleurs. Car l'essentiel, à n'en pas douter, tient chez Langevin à ce qui fait de son chant un des plus bouleversants et des plus généreux appels à la fraternité de toute la poésie québécoise. Aucune analyse structurale ou sémiologique ne dévoilera cela; mais aucun écrit traitant de Langevin ne sera complet sans ce dévoilement. Cette évidence
une fois admise, on s'étonnera que Langevin ait réussi
ce tour de force d'être à la fois, et avec un égal
bonheur, par ses poèmes un poète savant procurant de la
joie à ceux qui faisaient l'effort d'entrer dans sa maison, comme
il aimait à dire, et, par ses chansons, un authentique poète
populaire qui plaçait très haut les exigences du métier
de parolier qu'il pratiquait sans concessions. Ces remarques sont certainement fragmentaires. Pire : elles reposent sur une vision partielle de l'uvre. Langevin, j'en ai déjà touché un mot, a beaucoup écrit sous divers pseudonymes - entre autres : Régis Auger, Carmen Avril, Daniel Darame, Alexandre Jarrault, Carl Steinberg et, surtout, Zéro Legel. De plus, afin d'atteindre une vision synthétique du travail du poète, il faudra faire leur place à ses nombreux inédits, place vraisemblablement considérable chez cet infatigable auteur et grand donateur de textes. Je connais certains de ces inédits qui constituent des sommets de l'uvre, toutes périodes et tous genres confondus. Mais, quel que soit le sort que l'avenir réserve à mes spéculations, une chose me paraît certaine : on constatera que chez Langevin, une fois de plus, aura opéré ce miracle de la poésie par lequel une parole infiniment personnelle rejoint l'universel et permet, selon le mot d'Éluard, de " dire je à la millionième personne du singulier ". Je n'épiloguerai
pas ici sur le tragique du destin de Langevin. Sa vie se sera consumée
au feu ardent du poème, à l'infini de la quête poétique.
Il me plaît toutefois de penser que le destin de son uvre
sera une manière de dédommagement pour tant de brûlures
consenties. Pour conclure, je voulais dire combien j'ai aimé Gilbert Langevin; et je cherchais sans les trouver les mots qui conviendraient ici. Car ce serait bien peu dire que d'affirmer que sa fréquentation aura été une des plus riches et des plus troublantes expériences de ma vie : on ne côtoie pas impunément la poésie faite chair. L'humour de Gilbert, sa générosité, sa fraternité, la fulgurance éperdue de sa pensée, l'acuité de sa mémoire des choses qui comptent, la justesse étonnante et sensible du regard qu'il portait sur le monde, tout cela m'a plus d'une fois profondément ému et bouleversé. Étrange et pourtant familier, rempli de ce que je ne pourrais décrire que comme une invincible fragilité, Langevin ressemblait à s'y méprendre à ces phrases tirés de « Comme un lexique des abîmes », où il consent à dévoiler quelques éléments de sa poétique : " Tangible. Vibrationnel. Renvoyant dos à dos novation et caducité. Encerclé par soi. Avec le mot mort sur la langue. Encerclé. Sans secours. Et encore : Aucune parole sensible à son égard. Pourtant cet animal enfant avait tant d'embrasement dans un cur printanier. Langevin était, somme toute, poévie, poésie risqueuse au bord de s'égarer dans la forêt de chaque amour. " Je voulais donc dire combien j'ai aimé, combien j'aime Gilbert Langevin; et je cherchais sans les trouver les mots qui conviendraient. C'est alors qu'il me les a soufflés : " Comme un frère humain, comme un frère nues mains. " Normand
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