Gérald BLONCOURT


 

ISABELLE DE PARIS

Le voilà, le jour, le lieu, où je coupe la gorge au temps.

Il est là, ce petit bout d'aurore, avec sa sève d'heures qui montent enfiévrées de regards.

Les mots ne passent plus par dessus les vallées. Le vent tiède s'écorche à son nom. Sans bruit sans but j'erre.

Il est pourtant vivant, ce silence frissonnant d'oubli. Chaque seconde-perle-goutte-
de-passé-suinte-le-vide. Il faut encore attendre l'instant. L'instant, où l'air sera des nôtres.

La cage est grande ouverte. L'oiseau s'est envolé, mais le tigre n'a pas compris qu'il pouvait lui aussi partir.

Il a fallu que l'orage arrive, sur la pointe des pieds.

Isabelle a paru sur un quai de métro. Elle a mis dans le mille, et ses hanches ont annulé le vide.

Il a suivi la piste en tremblant de lumière.

C'était elle, ce petit bout de jour, goutte-de-rosée échappée au passé.

Il faisait frais sur l'archipel. Les vagues, en rouleaux, ont happé sa mémoire. Qu'il était fort le soleil déchirant l'horizon.

Il avait faim. Faim de ses reins, de ses épaules, de son miel.

Elle était au pluriel, et il s'y est noyé.

*
* *

La peau pierre séculaire, le sphinx est allé voir ailleurs. Et je n'y étais pas. Et c'est la vérité !

La Seine a mis Paris en scène. Cela donnait un parfait contre-jour, du plus heureux effet. C'était fait, et bienfait pour ceux qui savaient faire. Plutôt, qui savaient voir !

Pourtant Eiffel n'a pas vu ou fait mieux.

Mais être, à cette heure, dans les rues de la ville, quel bien-être !

Etre ou ne pas être, aucune importance. N'en déplaise à Shakespeare. D'ailleurs, ici, il n'a jamais vraiment eu droit à la parole.

Isabelle, belle de ma nuit, au centième de seconde, j'écris ta liberté.

Je revendique avec toi, et pour tous ceux qui s'aiment, le droit à ne plus compter, à ne plus calculer, à ne plus mettre en chaîne, le Regard.

J'ai soif de tes yeux clairs, je bois à tes paupières. C'est vrai qu'il ne m'a pas trouvé le Sphinx. Sinon comment en serai-je là, à tes pieds, mon Omphale ?

J'exige, pour survivre, la chute des Bastilles. Qu'on vilipende les lois de l'image parfaite. Que veulent dire mise au point ou cadrage ? D'ailleurs je m'en fou. Je laisse libre cours à ton parfum, à ton sourire, et à ton nom.

Je veux qu'aux coins des rues se ruent tous ceux qui passent, et qu'ils chantent à tue tête pour tuer le temps. Même le temps des lilas ou celui des cerises ! Que dire du temps-de-pose? La Photographie n'a jamais été - au bout du compte - qu'un passe-temps pour communiquer, connaître, faire connaître, savoir, explorer l'au-delà du monde en péril, éparpiller l'imaginaire et recréer l'univers...

Je veux désormais en faire le moyen le plus sûr pour épeler ton nom  I.S.A.-B.E.L.L.E  de P.A.R.I.S...

*
* *

Après tout, dans ce foutu métier, passe-montagne, passe-tout-grain, passe-partout, passe-passe ou passe-temps, n'ont jamais été aussi nécessaire qu'un passe-vue !

Pourquoi m'entêterais-je à vouloir dire aux autres que tu descends du ciel et non pas d'une lumière banalement focalisée ? Tu sais autant que moi qu'il n'y a rien de moins objectif qu'un objectif photographique ? Alors pourquoi ?  Puisque la bulle lente du monde roucoule dans ma gorge ?

Je bâtis à mains nues le poème du siècle.

Je fredonne pour toi, les berceuses de mon enfance.

Il est dans ma tendresse la complice espérance de te garder un peu, pour t'aimer comme on crie, au jour de la naissance.

Je suis venu à toi comme on va à la source. Comme Picasso au communisme. Comme Jeannetton aux joncs.

Je crois, tout simplement, au bonheur, à cette ville et à toi.

Je crois en toi, comme on croit au silence, à la grandeur et à l'été.

Je crois à ta démarche printanière, à tes mots, à ton intelligence, aux nébules de tes seins, à l'ivresse de ta présence... Je crois en toi, Isabelle-de-minuit...

*
* *

La lune est régicide ce soir, place de la Concorde. Bien mieux que ces Français récents qui n'auraient pas voulu - curieux sondage ! - couper la tête à Louis.

Le Boulevard Saint-Germain hésite avant d'aller vers Saint-Michel.

Isabelle, sans-culotte, glisse le long d'un trottoir.

Mon 24X36 n'en croit pas son miroir et je n'en crois pas mes yeux. J'ai devant moi la houle-faîte-femme, ou si vous préférez, j'ai devant moi la certitude qu'elle est vraiment ce qu'Aragon disait de l'avenir de l'Homme.

Il n'y a plus de Roi. Voudrais-je d'une Reine ?

Je pense à la lune-populaire.

J'ai des barricades plein la tête. Je vote pour toi, Isabelle de rêve. Je vole vers toi. Mon zoom coulisse en douceur et je cueille ta fleur, ton lys, ton toi, ton tout.

Vois-tu, j'ai froid, ce soir. Paris est nimbé de ta clarté. Je frissonne d'émoi pour toi et moi, à la Géraldy.

J'ai capté ta silhouette. C'est la photo numéro un. La photo scoop de mon âme.

J'ai repris le chemin, le dur chemin de voir et d'exister. Le dur chemin de dire et de montrer. Le dur chemin de décider, d'enregistrer, de développer et de tirer.

J'ai repris la route du faire-parler, du faire-sentir et même du faire-pleurer.

Pour toi, rien que pour toi,

j'irai


Paris - juin 1989

 

Gérald Bloncourt, photographe, peintre et poète - Tous droits réservés

 

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