M
E R (suite)
Kyrié
Aux vents
mes mots !
À mes lèvres le sel rude de la solitude infinie !
Au coeur de mes yeux,
La danse en couleurs froides du tapis de mes errances,
Léblouissement douloureux du pur scintillement
Qui décompose en mille reflets le prisme chancelant de ma pensée.
Dans
le roulis immuable de la chaloupe où j'agonise
Je mémerveille encore de la perfection qui m'enserre où je ne
suis rien.
Le bleu puissant des atmosphères échauffées
Aspirent la vapeur étale des flots offerts à sa tiédeur
Et des colonnes triomphantes, arches monumentales et diaphanes,
Sélancent à son encontre pour sépancher en gerbes onctueuses
Dont mon corps desséché espère les caresses sur ses plaies.
Tropiques
qui m'étreignent !
Munificentes architectures dair tournoyant et deaux instables,
Venez en aide aux tempêtes, voraces jusquà la dérision !
Voyez la barque aux embardées secrètes des courants qui me portent
!
Kyrié !
Voyez la dérive brisée de mon esprit qui meurt !
Je pleure
la mort des miens,
La mort des étrangers aux regards lumineux et doux
Qui avaient sur le balancement si féminin de lentrepont
La marche sûre et le pas fier des initiés.
Je pleure la splendeur des mâts chargés de voiles hautes et généreuses
Qui chantaient dans les alizés les hymnes douloureux du bois en peine.
Je pleure encore la mort du rêve qui fut,
Lailleurs perdu dans les profondeurs ténébreuses où nul ne va.
Je pleure, Oh oui ! Et mes larmes, chargées du sel de mes souffrances,
Déchirent dans mes sanglots le silence meurtri à mes lèvres muettes.
Combien
de jours faut-il pour que cesse lespoir ?
Ma vie sen va, miettes de sueur, giclées defforts dérisoires
Sur un banc où la nage ne mène plus nulle part.
Où sont les terres brunes coiffées de panaches verts ?
Où sont les îles et les volcans ruisselants de lumières ?
Visions éteintes dans léblouissement dazur qui est mon
bannissement !
Le monde est deau, un enfer fluide où je ne plonge quà
demi,
Quand mes sens ne sont plus que douleur et que rage.
La pluie
encore trop loin me cueillera mort
Et le canot noyé où mon corps restera sans âme
Ira sous les surfaces et je ne verrai plus.
Lisières irisées, frangées de blanc mousseux !
Jerre à vos portes dans la terreur den pénétrer le coeur
Mais quand le saut pour moi sera venu,
Ni frayeur ni regret nauront de mots pour marrêter
Et la mer à moi seul sera un lit profond de connaissances.
Folie
!
Solitude !
Trompeuses maîtresses entre Cancer et Capricorne,
Elles parent de haillons flétris le calme plat de ma désespérance.
À travers elles je vois ma destinée étroite
Aux confins étriqués des planches meurtries de sel qui me tourmentent.
Seul
! Seul ! Seul à penser, seul à gémir !
La folie brise mes dents et noue mes doigts !
Des désirs douragans lacèrent mon souffle qui sépuise
dans limmobilité.
Quune
voile paraisse à lhorizon !
Kyrié eleison !
Paroles assoiffées, le sens en miettes essaimées aux points cardinaux
de la déraison,
Je meurs des mots qui manquent à ma faim de vie.
Juste une voile, une étoffe parcheminée pendue à la grandvergue
par ses haubans !
(Les marins ont pour ces cueilleuses de vent des noms damour
variés infiniment ;
Que nai-je appris ces mots en litanies secrètes !
Que nai-je su les réciter dans lair absent,
Incantation si douce en leur humaine multitude ).
Secourez-moi
avant que la misérable charpente qui roule mes meurtrissures
Ne soit rongée de sel et damertume !
Secourez-moi avant que des monstres plus effrayants que mes cauchemars
Narrachent de mon existence les ultimes souffrances qui me font
être !
Secourez-moi au coeur dun infini que je ne reconnais pas
Avant que les fonds noirs et denses nengloutissent jusquà
ma désespérance !
Kyrié
!
De blanches armadas se font et se défont sur lhorizon de mon
attente
Et chaque instant plus éperdu, mon oeil vaincu quête
Une réalité derrière les obsessions fantomatiques de mon crâne en
déroute.
À la nuit qui approche je jette une malédiction :
" Il est trop tard !"
Les paroles nont su vaincre lindifférence en gammes dindigo
Qui ourlent dun invincible clapotis mes espoirs aux cimes en
berne.
Les flammes
aux ors déchirants de la vie qui renonce
Arrachent les derniers cris, les derniers râles de mon corps sans
lointain.
Vienne le crépuscule et son cortège dombres aux formes de ma
nuit !
Viennent les ténèbres aux constellations sans nom
Qui hypnotiseront jusquau seuil du trépas mon âme rendue !
Vienne la nuit ! Je la convoque encore du fond de mes rêves affaiblis
!
Vienne ma mort, dans son appareil aux couleurs de nuit
Et mon dernier frisson est sa caresse dans les flots noirs dencre.
Naufrageurs
Voyez
ce phare en sentinelle !
Il adresse dinlassables signes à ceux qui croisent au large
Sans prendre terre chez nous.
Il salue jusquaux fins du visible
Ceux qui choisissent la mer et ses lointains.
Il salue à nen pas finir
Les départs dans la foi mêlée dincertitude,
Quand les lests des nefs pataudes étaient de pierre,
Bribes de continents à flot.
Voyez
ce phare, bienveillante sentinelle !
Il fut un temps où se dressaient des feux trompeurs
Juste près des récifs qui lui baignent les pieds
Nulle passe, nul chenal ne débouchaient sur ces lumières ardentes.
Dans les tempêtes dhiver, dans le souffle des marées déquinoxe,
Nos pères lointains fondaient notre richesse
Sur les fonds aux crêtes acérées tapies sous les éclats menteurs
Où séchouaient les caravelles démembrées.
Entendez
dans la corne sombre des matinées de brumes
Le cri noyé des hommes du passé engloutis là,
Là où, enfants vous alliez déloger les crabes aux eaux basses de lété.
Combien sont-ils, chaque nuit à pleurer leur dépit
Dans la complainte lancinante des vagues ?
Dinsaisissables vents les avaient vendus nus aux caprices de
la mer
Et ils avaient cru (cétait si bon lespoir enfin !)
Trouver le refuge dune crique nichée dans une anse aux murs
de granit.
Voyez
le phare !
Il célèbre à jamais la fin des naufrageurs !
Mais leurs fortunes dorment encore dans vos greniers,
Lignoriez-vous ?
Plongez la main dans les coffrets de perles de vos mères
Et voyez les bijoux trop riches dans des lignées de mariniers !
Et ces armes anciennes aux armoiries ciselées dans lacier subtil,
Ont-elles servi des mains fières et confiantes
Avant dêtre la monnaie dun confort dressé dans des étoffes
grossières ?
Vous
ne voyez que cette lumière infatigable!
Elle éloigne des rivages du mensonge
Les navires en route pour dautres paradis.
Vous avez grandi, innocents ignorants, dans lodeur salée du
varech
Et vos rêves dabondance revêtent la robe des pêches miraculeuses
!
Les draps robustes des vareuses élimées ont caressé vos joues
Quand vos pères à la démarche lasse vous enlaçaient pour un baiser.
Nul ne vous à conté lhistoire maudite de nos falaises déchirées
!
Nul na levé en vous le ferment dun passé masqué sous le
hâle du labeur!
Voyez
le phare ! Voyez en contrebas les feux ardents du lucre !
Voyez les planches et les corps livrés à livresse des vagues
!
Voyez le mal sans nom de la confiance trahie !
Dinexpiables crimes paient le silence des bénéfices sacrilèges
Et les morts innombrables peuplent nos fonds, ces failles d'obscurité
Qui cèlent les consciences perdues de nos ancêtres !
Quand
le faisceau limpide cercle à lhorizon depuis le promontoire
qui nous absout
Il arrive que la mer offre à celui qui sait voir,
Image ténue en poussière deau brodée sur les nappes de brume,
Les silhouettes violentes des navires dautrefois.
Les voiles tendues dans une brise soufflées pour elles seules
Bombent leurs textures anciennes
Comme si nul océan navait pourri jusquà lessence
de leurs fibres
Et toutes ces nefs, frégates, caravelles, yoles et autres, toutes
vous dis-je,
Brisées par les bourrasques, pointent leurs mâts ressuscités sur nous,
Toutes réclament le rachat des perditions qui nous firent riches.
Puissants
bourgeois des terres maritimes !
Nos pères ont acheté vos âmes dans les richesses vaincues des naufragés.
Largent des voyageurs sans autre sépulture que les écueils en
livrée de marées furieuses
A érigé la forteresse de lumière qui berce nos remords.
Et tourne le faisceau dans l'opacité des brouillards !
Et tourne linfatigable rai sur les façades décrépites
Où souvrent sans jamais prendre la mesure du large
Nos chambres aux rêves hantés par les pleurs du passé !
Jamais
la mer ne se taira ! La houle sans cesse
Reviendra battre sous nos pieds linaltérable coulpe de lHistoire.
Le phare de nos péchés éclaire pour léternité nos rêves maudits
Quand les orages dressent à la frontière des récifs
Une couronne en gerbes dalbâtre sur laire de nos pièges
dantan.
Fuyez navires! Par gros temps le large est votre refuge !
Fuyez nos côtes où dhonnêtes pêcheurs se repaissent aujourdhui
Dun labeur par temps calme tissé dans dinnocents filets
!
Voyez,
enfants ! Voyez ce phare qui nous pardonne le temps dhier !
Les marées lavent la grève sans cesse
Mais en nos âmes pèsent à jamais des ancres abandonnées
Et dans nos yeux limpides qui sembrasent au couchant
Une étincelle balaie sans fin les horizons déserts
Et nous prévient des nuits enténébrées qui furent notre engeance.
Voyez,
enfants ! Voyez ce phare, le repentir des naufrageurs !
Mer
en Mère
Tes yeux
tournés vers les espaces gris du nord en deuil,
Tes yeux couleur de mer aux jours dautomne,
Je les revois dans leur détresse silencieuse !
Le vent avait pour tes cheveux la même caresse indécente
Que pour les vagues quil coiffait à lécume.
Il giflait mes peurs en retrait
Mais il donnait à ta silhouette un cimier brun et gris
Qui battait de ses mèches légères lair dune bataille triste.
Et ma
présence à tes côtés neffaçait pas la peine
Non plus que mes stériles jalousies pour léternel absent.
Je revivais sans cesse dans le pas lourd de tes regrets
Lultime départ dans lodeur du diesel fumant sur le café
Et chaque retour dans le nid terne de nos murs de pierre
Serrait mon âme denfant dans létau de lintransmissible
chagrin.
O mère
! Ta main étroite et fraîche sur mes épaules saisies de cauchemars
!
Mes nuits dété en un pays que nulle sirène ne vient bercer
Résonnent encore des terreurs insoumises surgies au large de mon enfance
!
Je brasse encore ces souvenirs mêlés dembruns cinglants
Où le visage de la mort inconnue rôdait dans lombre de nos chambres,
Où les silences des nuits qui te fuyaient
Etaient les plaintes fracassantes des peines que tu dérobais à ma
vue.
Mais
ces douleurs étaient douces à ma solitude, parfois,
Quand seuls nous refaisions les promenades sans parole
Dans le vent capricieux et gémissant qui hantait les falaises.
Et jai appris, mère, ma mère, jai appris en ces instants-là
La tendresse muette au delà des souffrances et la vie qui passe.
Dans
la lumière aux reflets de métal
La révérence du chagrin à la joie de vivre
Faisait ta force et ta beauté
Et je puisais dans lombre circulaire de tes cils
La force brute et caressante qui me poussait hors de ces peines
En vagues muettes et généreuses sur les plis de mon âme.
O mère,
ma mère ! La mer ma prise aussi
Et je reviens souvent à ces murs ocres et blancs
Où sont enfermés sous les nids des goélands
Les secrets de violence, damour et despoirs invaincus,
Racines de mon coeur à la pointe des terres humaines.
Les disparus
en mer chantent encore, dit-on, à loreille de ceux qui les aiment...
Entends-tu dans la voix plaintive des marées
Le souffle sans entrave de celui que tu guettais malgré moi ?
Vois-tu dans les nuits constellées de pluies éteintes
Léclat serti damour du regard lumineux dun homme
perdu à jamais ?
Je sens
ta main légère et caressante dans les brises du sud-ouest,
Je sens poindre le désespoir derrière les bourrasques de lOuest
Et dans les voiles gonflées des puissances du vent (mon maître, mon
allié),
Je cueille des bribes de tendresse volées aux continents
En effluves sauvages et familières de bruyère et de jonc chargées
de sel.
Migrateur
Inscrit
sur le mur des masses invisibles,
Un éclair gris sur les cimes fluides
Qui mélèvent sur les crêtes dune haute portance,
Jobéis à ma route dans la voix du vent
Loin des rives immobiles qui déploient locre et le vert.
Nul prédateur
en ces espaces éternellement neufs,
Seul un mouvement perpétuel et beau,
Une portée aux lignes emmêlées, vierge de toute clé
Où mon vol est une calligraphie instable,
Ephémère de place en place,
Jamais semblable mais fidèles aux airs.
Sous
mon ventre de neige pâle
La mer roule ses écumes dans la puissance lente des courants.
Du creux de ses vagues errantes
Montent des cycles dair chargés dembruns,
Une aile sans fin où se repose lappel du sud
Et jembrasse ces vents de houle légers dans lenvergure
de mon vol.
Plus
haut encore, aux portes des nuées,
Leau est mon miroir, opaque dans sa mouvance,
Où lombre de mon corps ivre de vent
Dessine les arabesques du large qui sont ma liberté
Et ma fierté naît dans le souffle
Des insaisissables volumes au bleu intense des hautes atmosphères.
Les terres
sont un souvenir imprécis où se trament dobscurs destins,
Une réminiscence consciente qui donne sens à mon voyage
Mais léchange chaud-froid de lair, de leau,
Rythme le glissement de ma silhouette en blanc et noir,
Mariée sur un tapis de cyan à indigo.
Nulle
autre beauté ne vient défier limmense splendeur !
Lavé de toute horreur par la lumière en ses innombrables atours,
Le tracé de mes peines sestompe dans les brises du large
Tandis que seffacent de ma mémoire meurtrie les souffrances
portées en terre.
Jentends
de tout mon être la pulsation du monde
Qui va et vient au gré intime des marées !
La mer sculpte en ma conscience des lames puissantes
Et dans le bruit profond de ses houles
Sourd le grondement que nul mot ne désigne, la vie qui est !
La mer
!
Mon coeur ouvert au don sans fin des richesses au parfum de profondeur
!
Fidèle sans faillir au cap qui mest astreinte,
La geste millénaire des sillons engloutis
Apaise mon ombre tremblée dans ses méandres vivants
Dont les secrets aux reflets de cobalt éclairent
La beauté tourmentée de ses surfaces instables.
Je suis
amour pour lespace de vent et deau qui drape mon vol !
Ma force naît de lincessible volonté dêtre un
Dans le brassement des airs qui la fécondent inlassablement.
Le chant des rêves sest tu dans limmédiate clameur
Du fracas sauvage et beau qui roule aux pieds des cieux
Son incessante masse.
O la
splendeur des nefs décume irisées dans laube montante
!
La tentation subtile dêtre saisi enfin dans leurs bras de lavande
A limpénétrable dessein, les fougues océanes !
Lintransmissible caresse des embruns sur mon plumage
Est livresse où sabîme toute la puissance de mes ailes
sauvages!
Bientôt
des cimes familières troubleront lair de leurs arômes calcaires
Et une faim nouvelle naîtra en mon corps engourdi par lindicible
migration,
Mais dans les fades blancheurs du duvet de nos nids
Seront des réminiscences amères de vent et de sel
Inscrites dans nos plumes légères et dures taillées pour les hauts
cieux !
À peine
éclos, mes petits entendront le chant de lhorizon
Et dans leurs corps gavés de soins et despérances sélèvera
lappel des mers,
L'irrépressible élan qui offrira à leur jeune vol
Lazur et lindigo, lalizé pénétrant et la houle obsédante,
Tandis que sestompera la douleur des pierres qui blessent
En même temps que les falaises désertées des nids défaits.
Le ciel
en pleine possession, nous suivrons vers le nord
Les routes larges à linfini tracées au coeur des nuages au blanc
si pur !
Aux vents qui nous repoussent nous adresserons la prière
Des migrateurs en liberté sur locéan sans frein,
Nous opposerons nos corps fiers et hauts aux fines bises boréales
Et nous trouverons encore et encore cette chaleur qui pulse à notre
gorge,
Et nous serons de toute éternité lair et la mer.
13 janvier 2000
Leïla
Zhour @
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